Vous ne savez pas ce que c'est ? C'est très simple et bien honteux. Dans certaines villes ou dans des villages les « facteurs » avaient des magasins où les dentellières trouvaient de l'épicerie, de la mercerie, des étoffes. Lorsqu'elles avaient un compte ouvert chez ce facteur et qu'elles lui livraient les dentelles commandées, il les payait avec des produits de son commerce. Il s'arrangeait toujours pour que le compte de la pauvre femme soit à son désavantage. De ce fait, elle devait continuer à lui fournir de la dentelle et cela sans fin... Bisseigne, un véritable esclavage ! ! ! J'oubliai de dire que ce voleur majorait ses prix, pour les dentellières, de quinze pour cent et le fil à dentelle de vingt-cinq pour cent.
Les dentellières oubliaient leur misère en chantant ensemble. Certaines chansons flamandes appelées « tellingen » servaient, dans le passé, à compter le nombre de points faits pendant un certain laps de temps. Il fallait qu'en chantant la phrase, la dentellière fasse le point et le fixe avec l'épingle sans pour autant perdre la mesure ! Très souvent tristes, les « tellingen » n' avaient pas beaucoup de sens, ils étaient psalmodiés d'une façon monotone en suivant le rythme du travail. J'ai conservé les paroles de l'une de ces complaintes
Une mère est morte.
Elle avait trois petits enfants
Aimés de tout son cœur.
L'aîné dit au plus jeune :
« Nous trois petits enfants
Allons à la recherche de notre mère. »
Quand ils arrivèrent au cimetière :
«O notre mère tendrement aimée,
Si nous pouvions seulement être auprès de vous! »
« Etre auprès de moi, cela ne se peut,
Mes trois enfants si chéris.
Mes jambes sont si lourdement chargées
De la terre pesante! »
Et il vint un ange du ciel,
Et il apporta à la mère une chaise,
Sur laquelle elle s'assit
Pour donner à ses enfants une dernière leçon.
« Quand vous passerez près des gens
Otez votre chapeau.
Et si l'on vous demande qui vous a appris cela, dites :
- C'est notre mère qui est dans la tombe. »
Si les dentellières du Velay ont comme saint patron le père jésuite François Régis, les dentellières du Nord de la France et des Flandres ont choisi la mère de la Sainte Vierge, sainte Anne, comme patronne de leur corporation.
La célébration de sa fête, le 26 juillet, était l'occasion de grandes réjouissances religieuses et païennes. Les écoles de dentelle étaient décorées de draperies, de feuillages et de fleurs. Les jeunes dentellières et leurs aînées, accompagnées de religieuses et de prêtres, allaient en procession à l'église bien en rang derrière leur bannière.
Ce jour-là, elles chantaient :
C'est aujourd'hui le jour de la sainte Anne.
Nous guettons toutes le moment du plein jour,
Et nous nous habillons pour aller à l'église.
Lorsque la messe est dite,
Nous sommes toutes bien aises de sortir.
Joseph est venu par ici
Avec son chariot et son bastier ;
Nous emportons des provisions, gâteaux et paniers.
Ceux qui veulent nous accompagner
Doivent avoir fait jours gras toute l’année.
Et ceux qui ne l'ont pas fait
Doivent rester au logis et ne point venir.
Le jour de sainte Anne est passé
Et je suis débarrassée de mon argent.
Maintenant, assise ici en proie à la tristesse,
Je n'ai plus que peu d'appétit et nulle envie de travailler
Le travail me fait peine.
Je voudrais que des jours entiers puissent être jours de sainte Anne.
Pour un jour de liesse, combien de jours de travail ? Pourtant les dentellières vivaient dans l'angoisse permanente de ne plus avoir de commandes, dans l'angoisse de ne plus avoir le nécessaire pour le lendemain, pour plus tard, pour la vieillesse venue.
La dentelle, sur laquelle elles s'usaient la vue et la vie, parait des reines, des princesses, des femmes, peut-être pas les plus belles mais certainement les plus riches. Dentelle, signe évident de richesse dont celles-ci étaient si fières!
J'ai vu en photo de grandes darmes portant des robes ou des voiles de mariées en dentelle de Bruxelles. Cette dentelle, faite avec une aiguille, comme notre célèbre dentelle d'Alençon ou encore celle d'Argentan, était d'une finesse extraordinaire. Le fond, appelé fond gaze, n'était fait que d'un seul fil à chaque rangée et ce fil semblait plus fin qu'un cheveu! Les pétales des roses superposés se détachaient comme si c'était vrai ! Dans d'autres dentelles, les dentellières au fuseau et celles à l'aiguille avaient mélangé leur savoir. Des fleurs étaient travaillées à l'aiguille, des feuilles au fuseau, des guirlandes de pois étaient à nouveau à l'aiguille tandis que le fuseau reparaissait dans un semé de fleurettes.
La capitale belge avait une autre spécialité de dentelle qui portait le joli nom de « duchesse de Bruxelles ». Au milieu de tout un assemblage de fleurs reliées entre elles par des brides travaillées au fuseau se détachaient de précieux médaillons exécutés à l'aiguille.
Enfin, tant à Bruxelles qu'à Binche, des dentellières s'étaient spécialisées dans les dentelles dites d'application. Afin de gagner du temps sur la difficulté de manier des centaines de fuseaux, les motifs et le décor étaient dentelés séparément du fond qui les soutenait. Ce fond s'exécutait au fuseau par bandes de trois centimètres de large. C'était une spécialiste, la drocheleuse, qui confectionnait ce fond drochel en lin très fin et accrochait les bandes les unes aux autres en cours de travail. L'appliqueuse fixait sur ce fond, par un point invisible, les motifs faits par les dentellières. Cette façon de travailler permettait d'offrir aux clientes la possibilité d'avoir de larges laizes pour robes, châles, voiles.
Lorsque la dentelle mécanique fait son apparition, le fond drochel a été remplacé par du tulle mécanique.
1. La fraude était très importante et très facile. Les femmes dissimulaient des coupons sous leur large jupe ou plus simplement faisaient régulièrement le voyage Belgique/France avec chaque fois des dentelles de prix cousues à leur vêtement comme pour l'orner.
Si la fraude était importante c'était que la production l'était aussi et la demande soutenue. En 1895, la douane avait enregistré des passages officiels de dentelles pour 1 975 776 francs-or et en 1900 la somme était encore de 591 584 francs.